«En Italie, la dureté des mesures restrictives tient à la fragilité du système de santé»

L’autonomie des régions en matière de santé a creusé les disparités, analyse, dans une tribune au « Monde », la sociologue Giovanna Vicarelli. Ce qui explique, selon elle, le manque de cohérence mais également la sévérité des politiques de lutte contre la propagation du Covid-19.

Depuis le 21 février, et en l’espace d’une vingtaine de jours, l’Italie a mis en place une série de politiques de lutte contre la propagation du Covid-19 qui, aux yeux de nombreux observateurs, surtout européens, apparaissent comme incohérentes et, d’une certaine manière, excessive. Après quelques mesures régionales, également contradictoires, et des mesures gouvernementales manifestement peu cohérentes, avec son dernier décret du 9 mars, le conseil des ministres a étendu à tout le territoire national les règles restrictives qui étaient déjà appliquées en Lombardie et dans les quatorze provinces du nord les plus touchées par le coronavirus. Ainsi, depuis le 10 mars, on ne peut sortir de chez soi qu’en cas d’impératif professionnel, de situation d’urgence ou de raison médicale. Chacun est tenu de déclarer tout déplacement dans un formulaire d’autodéclaration et de le présenter sur demande des forces de l’ordre. Une fausse déclaration constitue un délit.

Comment expliquer le manque de cohésion et, dans le même temps, la dureté de ces mesures ? Pour répondre à cette question, il convient de considérer deux types de facteurs. D’un côté, ceux structurels de long terme, et, de l’autre, ceux contextuels, liés à la situation actuelle du système sanitaire et politique de l’Italie.

Le manque de cohésion des mesures peut être imputé, en premier lieu, au fait que le système de santé italien est fortement régionalisé. Depuis 2001, à la suite d’une modification de la Constitution, ce sont les régions qui sont responsables de la gestion et de l’organisation du Servizio sanitario, le service de santé publique, en principe, universel. L’autonomie régionale est allée crescendo, de manière presque « anarchique ». Et, ces derniers mois, il était même question de la renforcer encore, au nom du droit des régions à une « autonomie différenciée ». Or, dans l’état actuel de la législation, l’administration centrale responsable de la santé (le ministère de la santé) s’avère fragile et dépourvue de pouvoir effectif. Il s’agit là d’une conséquence de la modification de la Constitution, mais aussi des politiques menées par les gouvernements de centre droit, fédéralistes, qui n’ont rien fait pour renforcer la fonction ministérielle de coordination des politiques territoriales.C’est dans ce contexte structurel qu’il faut comprendre les premières mesures, diverses et contradictoires, prises par les présidents de Lombardie et de Vénétie : deux régions gouvernées par des partis qui, au niveau national, se trouvent dans l’opposition (la Ligue de Salvini) et défendent des positions contraires à celles du gouvernement Conte (composé d’une coalition entre le Parti démocrate et le

Mouvement 5 étoiles).D’un point de vue contextuel, il faut considérer le fait que l’actuel ministre de la santé, Roberto Speranza, est jeune et sans expérience ministérielle. De surcroît, il n’appartient pas au monde médical et, en seulement six mois passés au gouvernement, où il est entré le 5 septembre 2019, il n’a pas eu le temps d’affiner sa connaissance technique du système. Ce n’est pas un hasard si, ces jours-ci, c’est le président du Conseil, Giuseppe Conte, qui prend la parole et apparaît dans toutes les manifestations publiques. Ainsi, cette combinaison de facteurs est à l’origine des difficultés politiques que l’Italie a, aujourd’hui, à donner des réponses coordonnées et cohérentes à l’urgence du coronavirus.

Le système de santé italien présente depuis toujours de grandes disparités territoriales que l’autonomie des régions a, dans une certaine mesure, exacerbées. Soulignons que certaines régions du sud (la Calabre et la Campanie) ne parviennent pas à garantir à leurs populations le « Livello Essenziale di Assistenza » – le service de santé minimal, universel, établi par la loi. En 2017, on enregistrait, par exemple, une très forte mobilité des habitants du sud vers les hôpitaux des régions du nord (Lombardie, Vénétie et Emilie-Romagne) de meilleur niveau.Ce sont ces établissements qui traitent aujourd’hui le plus grand nombre de cas de Covid-19. Or, une rapide propagation de l’épidémie dans les régions méridionales mettrait en très grande difficulté les services sanitaires dont les structures existantes sont déjà insuffisantes tant sur le plan de la qualité que de la quantité. D’où les efforts déployés pour contenir au maximum l’extension du virus en employant des mesures fortes. De plus, le système de santé italien a connu, ces dernières années, une nette réduction de ses ressources financières en raison des difficultés économiques que le pays rencontre depuis les années 2008-2010. A cela s’ajoute la politique populiste des gouvernements de centre droit qui a entraîné, avec des mesures favorables à la retraite anticipée (à taux plein), le départ de nombreux professionnels de la santé (en particulier de médecins), sans pour autant les remplacer.

Résultat : un système de santé en grande difficulté (là encore, plus largement, dans le sud), qui doit faire face à une crise sans précédent. C’est en ayant conscience de cette fragilité qu’il faut considérer les dernières mesures, extrêmement restrictives mais réalistes, du gouvernement Conte.

Comme il arrive souvent dans un pays avec de grandes contradictions, mais aussi de multiples ressources, les professionnels du secteur de la santé italien font un gigantesque travail pour lutter contre l’augmentation du nombre de cas de Covid-19. Ils font montre d’un sens de la responsabilité et d’un dévouement au service de santé publique que beaucoup reconnaissent être, quelles que soient les critiques, la meilleure réponse que le pays donne à la crise sanitaire qu’il est en train de vivre.

Giovanna Vicarelli est professeure de sociologie et d’économie à l’université polytechnique des Marches, Ancône.

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